Par Florence Wuillai, designer textile, experte du monde de la laine.
Voilà plusieurs années maintenant que je côtoie cette fibre aux qualités remarquables. Je réalise au fil de ma quête lainière, qu’effectivement, la laine est mystérieuse. Rien n’est écrit, tout s’apprend avec l’expérience et ce même lorsqu’elle est encore sur le dos du mouton.
La laine n’est pas seulement une matière, c’est un écosystème qui nous offre un regard singulier dans un contexte aux crises multiples.
Une passion pour la laine
On me pose souvent la question « d’où te vient cette passion pour la laine ? ». Durant ma formation en design textile, j’ai eu le sentiment d’avoir une responsabilité vis-à-vis de l’anthropisation. J’ai choisi d’explorer les fibres naturelles, persuadée qu’elles détiennent certaines réponses pour envisager notre avenir. Lorsque j’ai appris la technique du feutre de laine, j’ai eu un véritable coup de foudre. C’est un procédé qui consiste à amalgamer par humidité et frottement les fibres. Ce n’est possible qu’avec la laine, car elle est composée d’écailles qui créent une accroche naturelle. Un véritable champ des possibles s’est ouvert à moi où je n’ai cessé d’expérimenter avec cette technique. Pendant des mois, je suis restée concentrée sur ce procédé jusqu’à me demander : Qu’est-ce que la laine ? D’où vient-elle ?
C’est une fibre animale qui provient principalement du pelage des ovins. Elle est très complexe dans sa physionomie et possède de nombreuses propriétés. Un textile en laine ne se froisse pas ; il est naturellement respirant ; il possède la capacité d’être thermorégulateur. La laine ne retient pas les odeurs ; c’est une fibre très résiliente, qui n’absorbe pas les taâches et est ininflammable. Elle possède un fort pouvoir isolant, d’absorption de l’eau et des aptitudes au feutrage grâce aux écailles qui la composent.
Le mouton, une domestication du mouflon
Le mouton quant à lui est une pure création de l’homme qui s’est faite par la domestication du mouflon il y a 10 000 ans. Sa laine était d’abord récupérée sur les buissons lors de la mue de l’animal. Il était ensuite capturé pour être peigné, puis tondu. À force de sélection, le mouflon est petit à petit devenu mouton. Aujourd’hui c’est le seul animal qui ne mue presque pas, voire pas du tout. Il est obligé d’être tondu sans quoi sa laine pousserait en continu. Le mouton ne peut donc pas vivre sans l’homme.
On peut d’ailleurs difficilement parler de la laine sans présenter ce que j’appelle ses origines. L’éleveur ou le berger tiennent une place importante dans son environnement. Ce métier qui peut être qualifié de marginal, a tendance à être oublié dans la genèse de cette matière vivante. De nos jours, les éleveurs travaillent avec des ovins principalement dans le but de produire de la viande ou du lait. Indépendamment de ces productions, la laine pousse sur le mouton. Il faut rappeler que jusqu’à la première moitié du XXe siècle, la laine était une véritable source de revenu pour l’éleveur, parfois plus que la viande !
L’alimentation, la conduite des bêtes, le travail avec les chiens, la reproduction, chaque choix de l’éleveur impacte le troupeau et se retrouve dans la laine. D’ailleurs, la toison est considérée comme le carnet de santé de l’animal. Dans une mèche d’une année de pousse, il est possible de lire la santé du mouton sur un an. L’endroit où la fibre se casse permet de situer la période de carence, comme une mise-bas ou des maladies. Au contraire, si l’animal est bien équilibré, les fibres sont solides, soyeuses et homogènes. Dans le jargon lainier, on dit qu’on « fait sonner la mèche ».
Harmonie entre l’homme, l’animal et le territoire
Au-delà de la matière laine, lorsqu’un troupeau évolue dans un secteur, il ne se contente pas que de se nourrir. Involontairement, il va défricher l’espace ; par leurs excréments, les brebis vont aussi améliorer la fertilité du sol. La gestion pastorale a toute son importance. En montagne par exemple, le pâturage d’été et d’automne minimise le risque d’avalanche. En plaine, le pâturage limite les incendies en maintenant les prairies rases. L’étude des bienfaits du pastoralisme m’amène à penser que c’est une pratique vertueuse : une véritable harmonie entre l’homme et l’animal et leur territoire.
Lorsque je pars à la recherche de laines pour mes différents projets, je m’oriente désormais principalement vers des éleveurs qui ont une pratique de l’élevage en plein air, sans intrants chimiques. De cette façon, j’ai la certitude que la laine aura de bonnes aptitudes. C’est aussi l’assurance de travailler une matière issue d’un mode de conduite à l’écoute des brebis, de la faune et de la flore.
Quand on pense à la laine, on évoque le mérinos qui est la fibre la plus fine. Pourtant, en France, on recense une cinquantaine de races ovines soit autant de laines différentes. Chacune d’entre elles possède les mêmes propriétés de base, mais en fonction de leur milieu d’implantation et de la génétique du mouton, les laines diffèrent. Elles ne « disent » pas la même chose, n’ont pas les mêmes potentialités donc pas les mêmes usages. Il y a des laines à rembourrage, à tapis, à vêtement de corps, à feutrer, à filer, etc. C’est un gisement d’environ 10 000 tonnes brutes dont à peine 20% sont valorisées.
Ce manque d’intérêt pour la filière s’explique. À la suite de l’avènement des fibres synthétiques, la laine a été classée comme déchet agricole de catégorie trois, soit un déchet d’abattoir. Cette qualification est un frein dans sa valorisation, car les entreprises de négoce et de lavage ont un règlement strict à respecter. De ce fait, peu d’entreprises de lavage se sont installées en France. On trouve celui du Gévaudan en Haute-Loire et d’autres petites unités mais pas assez pour absorber les récoltes annuelles. Une autre problématique freine le développement de la filière: le prix du marché de la matière. En général, la laine est rachetée à l’éleveur entre 0,05€ à 1€ kg brut. Pas de quoi rembourser la tonte qui coûte environ 2€/brebis (une brebis porte en moyenne 1kg de laine sur le dos). Malgré cette triste réalité, plusieurs initiatives s’engagent pour renforcer la filière lainière française, pour faire en sorte que la laine soit une production à part entière.
Mais que faire avec la laine ?
Aussi étonnant que cela puisse paraître, on trouve la laine partout. Il y a les articles classiques tels que les chaussettes, les chapeaux en feutre de laine ou encore l’isolation de bâtiment. Mais la lainelaisse se glisse aussi dans les pianos ou sous les charentaises. Les étouffoirs des pianos sont habillés d’un feutre de laine léger pour assourdir le son des cordes. Ce son est émis grâce aux marteaux. Leurs têtes sont aussi recouvertes d’un feutre. La charentaise, pantoufle emblématique des Charentes, est à l’origine entièrement composée de laine. Aujourd’hui, les matières de la tige varient. La semelle, elle, est toujours en feutre de laine sans quoi, la charentaise ne pourrait pas s’appeler ainsi. Une seule entreprise en France est capable de produire ce feutre tissé en cinq chaînes : la maison Jules Tournier. On peut retrouver la laine dans les matelas, les couettes ou encore les vêtements. Pour ma part, je conçois et fabrique des pièces uniques d’ameublement : tapis, petits mobiliers d’assise, couvertures ou tentures. Certains de mes objets portent une empreinte singulière ; un tracé qui correspond au chemin de transhumance des brebis dont j’ai récupéré la laine. Cette cartographie me permet de replacer de façon symbolique, au centre des objets, la figure du moutonnier.
Ce que je trouve passionnant avec la laine, et que je ne retrouve dans aucune autre fibre, c’est qu’elle répond à plusieurs problématiques. En la décortiquant, on dépasse sa simple qualité de matière. Dans le contexte des crises multiples que nous connaissons, la laine et les métiers qui y sont liés semblent offrir d’autres possibles. Un respect des territoires et de la biodiversité par la pratique du pastoralisme, la conservation de nombreux savoir-faire par la transformation de la laine, la création de nouveaux emplois par la structuration de la filière, la garantie de produits
éthiques pour les usagers. Au-delà de ce que j’ai pu développer comme objet, ce que je cherche à mettre en avant, c’est ce que la laine porte en elle. Elle respecte l’environnement non pas seulement parce qu’elle provient de la brebis. Le berger ou l’éleveur, par une pratique à l’écoute de son milieu, contribue à la préservation et à l’entretien de la biodiversité qui l’environne. Il s’agit finalement de considérer le parcours des matières dans leur totalité.