En Camargue, la célébration du taureau est une liturgie. Ceux qui lui ont voué leur vie ne tarissent pas sur les vertus de cet animal mythique. Le grand chantre de la culture camarguaise, Folco de Baroncelli, inventeur de la Nation gardiane, chevalerie moderne née il a plus d’un siècle mais toujours fidèle à des traditions séculaires, voyait dans le « biou » camarguais, avec ses cornes fièrement dressées en forme de lyre, le descendant du mythique auroch, venu d’Europe du nord pour butter sur la Méditerranée et trouver refuge dans le delta du Rhône. En Camargue, la bouvine, qui repose sur l’élevage en liberté de taureaux pour la course camarguaise par des manadiers (éleveurs) employant des gardians à cheval, est une institution, un mode de vie, une passion, un sacerdoce.
Aux plus valeureux de ces emblématiques taureaux, les Camarguais édifient des tombeaux et des statues : dans la course camarguaise, ou course provençale, le taureau n’est jamais mis à mort, contrairement à la corrida espagnole. Bien au contraire, c’est lui qui figure en haut de l’affiche, avec le nom de son éleveur, fier d’avoir su produire les sujets les plus valeureux, qu’affrontent dans l’arène les raseteurs, munis de simples crochets. Ces sportifs accomplis, acrobates tout de blanc vêtus, doivent se montrer suffisamment agiles et valeureux pour réussir à dérober les attributs, cocarde, frontal, ficelle et glands, fixés aux redoutables cornes ou à la tête du taureau. Ils paient parfois un lourd tribut à ce cérémonial d’un autre temps, où les accidents, de la simple estafilade à l’encornement fatal, sont nombreux.
Les éleveurs sélectionnent en effet leurs taureaux pour leur caractère combatif. Après une longue vie à défier les raseteurs dans l’arène, les meilleurs « bious », qui sont en réalité des bœufs, meurent de leur belle mort, tel, en 2021, Garlan, de la manade Baumelle, cocardier exceptionnel sacré trois fois « biou d’or », le plus prestigieux trophée taurin, créé en 1952. Une statue lui a été érigée devant les arènes des Saintes-Maries-de-la-Mer, capitale de la Camargue, où il côtoie le célèbre Vovo, un autre cocardier de légende, de la manade Aubanel, mort en 1954. Vovo est représenté donnant un formidable « coup de barrière », ce moment décisif où le taureau se projette de toute sa force musculeuse sur l’enceinte en bois de l’arène, jusqu’à parfois la briser, pour corriger le misérable humain qui a osé le défier. L’orchestre joue alors Carmen, tandis que la foule passionnée des spectateurs frissonne face à cet animal incroyable de beauté, de puissance, de courage.
Bien sûr, seule l’élite des bious mène une carrière de cocardier. Les autres finissent dans l’assiette, après une belle vie de liberté dans les immenses pâturages du delta du Rhône, triangle de 114500 km2, classé réserve de biosphère en 1977, qui fut à l’origine des premiers textes de protection sur les zones humides, qui sont aujourd’hui considérés comme des espaces tampons essentiels. Ce débouché culinaire est une bénédiction pour les éleveurs, comme pour les gastronomes : savourer la gardiane de taureau camargue, le steak ou le saucisson de ces animaux d’exception, c’est communier avec la magie d’une terre unique, la Camargue. La qualité inouïe de cette viande, à la fois maigre, goûteuse et riche en Omega 3, issue de son mode d’élevage extensif, a valu au taureau Camargue d’avoir été la première viande bovine française à obtenir l’AOP en 1996.
La Camargue n’existe ainsi que par l’élevage des taureaux noirs, qui justifie celui des chevaux blancs, d’abord utilisés dans l’équitation de travail, avant de devenir les petites montures bien dressées que des touristes, même débutants, peuvent enfourcher pour découvrir à cheval les paysages uniques du delta. La Camargue est née de la riziculture, qui dessale les terres pour fournir des pâtures aux animaux, et de l’exploitation du sel, qui offre des marais salants nourriciers à l’oiseau emblématique de Camargue, le flamant rose.
Deux tiers du territoire camarguais, delta à cheval entre Occitanie et Provence, se situe sous le niveau de la mer. Sans le patient travail des hommes, qui, depuis des siècles, drainent, irriguent, aplanissent, dessalent, il serait resté une terre amphibie. Deux communes seulement se le partagent : Arles, plus grande commune urbaine de France, et les Saintes-Maries-de-la-Mer, plus grande commune rurale. Les producteurs se sont réunis en 2018 au sein d’un collectif, entre Alpilles, Crau et Camargue, pour défendre les 6 appellations sous signe de qualité de leur territoire : 3 IGP, le riz, le sel et la fleur de sel, l’agneau de Sisteron et 4 AOP : les vins, l’huile d’olive et les olives des Baux de Provence, le foin de Crau, et bien sûr le taureau de Camargue. Dans cette terre de grands espaces et de liberté, la nature, avec sa trilogie fondatrice, taureau noir, cheval blanc, flamant rose, est le produit d’une culture, qui a été rendue mondialement célèbre par le mythique Crin-Blanc, palme d’or du court métrage à Cannes en 1953. Pour défendre ses patrimoines et ses paysages, la Camargue candidate aujourd’hui à l’inscription sur les sites du Patrimoine mondial de l’Unesco. Car elle n’a qu’une peur : disparaître, menacée par la montée de la mer (qui pourrait atteindre 40 cm d’ici la fin du siècle), mais aussi le discours actuel sur la renaturation.
Sur la foi de projections annonçant la submersion de plus en plus fréquente du delta du Rhône par des invasions marines, certaines organisations environnementales annoncent aux Camarguais que le temps de l’aménagement est terminé, qu’ils doivent « sortir du déni » et accepter de se replier. Mais pour les habitants du delta, qui y ont construit leurs propriétés et animent tout un secteur productif essentiel, de la production de sel à celle du riz, en passant par le tourisme, l’élevage, l’art et la culture, la renaturation est l’autre nom du renoncement, de la capitulation. Ils se mobilisent donc pour préserver leur territoire et leurs traditions. Dans un texte soutenu par les élus et le secteur productif (https://www.salins.com/manifeste-pour-une-camargue-vivante), le président des Salins du Midi, Hubert François, explique pourquoi il ne faut pas accepter ce discours de la défaite : consolider les digues n’est pas un vain combat, son entreprise a parfaitement les moyens de le faire. A l’heure où les mots d’ordre sont souveraineté, réindustrialisation, décarbonation, il n’est pas acceptable de « rendre à la nature », en réalité à la mer, des territoires qui ne doivent leur beauté et leur biodiversité qu’à l’apport d’eau douce et à la désalinisation. Eleveurs de chevaux et de taureaux, saliniers, hôteliers et restaurateurs, chasseurs, cultivateurs de sagne (la roseau), de riz, de vin des sables, et d’autres spécialités de Camargue, telle la poutargue, s’unissent ainsi pour proclamer la fierté d’un territoire de traditions et de patrimoines bien vivants, à l’origine de cet art de vivre qui fait la beauté et l’attractivité de la France.
Deux documents complémentaires
Le sait-on ? Mais c’est l’amour du taureau qui a donné la première lettre de notre alphabet.
Chaque année, le 26 mai, les Camarguais rendent hommage au Marquis Folco de Baroncelli, à l’origine du culte du biou. Son tombeau, à la sortie des Saintes-Maries de la Mer, porte d’ailleurs ces vers, en provençal :
Raco d’o tant que ta jouvenco
Au tau gardera sa cresenco
Leu proumete sarai ton breu e toun blouquié
(Race d’oc, tant que tes jeunes hommes garderont leur croyance au taureau, je te le promets, je serai ton talisman et ton bouclier).