Par Joséphine Lesur, archéozoologue, maîtresse de conférences au Muséum national d’Histoire naturelle (UMR AASPE) à Paris.
Il nous paraît si évident aujourd’hui de traverser notre pays et de voir ici et là des troupeaux de vaches, de moutons, de chèvres. Et c’est vrai partout dans le monde. De même, combien d’entre nous ont un chat ou un chien, en ayant oublié qu’ils proviennent eux aussi d’ancêtres sauvages. Joséphine Lesur, archéozoologue et maîtresse de conférences au Muséum national d’Histoire naturelle, à Paris, nous raconte l’histoire d’un processus qui a changé nos vies d’être humain : la domestication.
Lors de fêtes où l’on déguste un cochon grillé ou un pigeon rôti, on vient souvent me demander à la fin du repas : « Quel est cet os ? » « Quel âge avait l’animal ? » « C’était un mâle ou une femelle ? ». Si ces questions peuvent sembler saugrenues, elles sont habituelles pour moi qui suis archéozoologue. On pourrait d’ailleurs me poser ces mêmes questions pour un gigot d’agneau ou une côte de bœuf.
L’archéozoologie est la discipline qui étudie les relations des humains et des animaux dans le passé à partir des vestiges (os, dent, bois) que l’on trouve sur les sites archéologiques. On analyse leur morphologie, leur taille pour identifier l’espèce dont ils viennent en les comparant avec des squelettes actuels, mais aussi les traces que les humains ont pu laisser dessus en les découpant, les travaillant. De plus en plus, on se sert également d’outils moléculaires comme la paléogénétique ou les isotopes dont je reparlerai. En clair, on étudie les restes de très très vieilles poubelles qui nous racontent des histoires. Histoires d’animaux sauvages chassés, pêchés ou piégés pour leur viande, leur peau, leurs plumes, leurs os ; histoires d’animaux domestiques qui apportent du lait, de la force et du prestige ; histoires de l’évolution des environnements qu’il a fallu dompter et exploiter ; histoires changeantes selon les cultures et les sociétés qui vont permettre à certains animaux de devenir des symboles du pouvoir, de la richesse, du religieux, du magique.
Une des grandes questions qui m’occupe ainsi que nombre de mes collègues est celle de la domestication des animaux. Quand et comment cela s’est passé ? Comment, par exemple, l’aurochs, ancêtre commun de tous nos bovins, a-t-il été domestiqué et où ?
En archéologie, on restreint en général la signification du mot « domestication » au processus qui amène les plantes ou animaux d’un statut sauvage au statut domestique, très souvent en liaison avec un profond changement socio-économique tel que la transition néolithique qui va mener à la production de nourriture et non plus seulement à la récolte ou la prédation dans la nature.
Le premier point à retenir sur ce sujet est que la domestication des animaux est un phénomène mondial. Il touche presque tous les continents et il s’est produit à des époques très diverses et pour des animaux très variés : aussi bien des mammifères, que des oiseaux ou des poissons.
Aujourd’hui la domestication continue notamment pour certaines espèces de poissons et de coquillages (Fig. 1).
La première espèce à avoir été domestiquée est le loup qui va donner le chien. Il semble que cela se soit produit dans deux régions du monde de façon indépendante, l’Europe et l’Asie, il y a environ 15 000 ans. Ce processus s’est déroulé au sein de sociétés de chasseurs-cueilleurs, probablement dans un contexte d’aide mutuelle à la chasse accompagnée d’une notion d’attachement entre individus.
Pour les vaches, moutons, chèvres, tout commence voilà 10 000 ans
La domestication d’animaux qui mène à l’élevage commence quant à elle il y a plus de 10 000 ans au Proche-Orient au sein de sociétés sédentaires qui pratiquent déjà l’agriculture. Cela concerne le bétail comme les bovins, les chèvres, les moutons ou encore le porc.
Dans cette région, plus ancien centre de domestication connu, la néolithisation (passage de la pierre taillée à la pierre polie) commence vers 12 000 ans avant notre ère. Ce long processus suit le schéma suivant : premiers villages sédentaires, domestication des plantes qui mène à l’agriculture, domestication des animaux qui mène à l’élevage, inventions techniques comme la céramique puis forte complexification des sociétés avec développement de l’urbanisation et invention de l’écriture.
Les raisons de cette néolithisation sont multifactorielles : facteur climatique avec un climat plus chaud qui a permis un important développement des graminées qui vont être plus fortement exploitées, et au final domestiquées ; facteur démographique avec pression plus forte liée à la sédentarité, donc pression sur l’environnement ; facteur socio-économique avec le développement du stockage qui favorise une gestion à long terme des ressources ; facteurs cognitifs : l’humain se place au-dessus des animaux et des plantes, il développe une nouvelle conception du monde liée notamment à de profonds changements symboliques et religieux.
De la viande, mais surtout des services
Quand on pense à l’élevage animal, on pense tout de suite à la production de viande. Mais c’est loin d’être la seule raison à la domestication, c’est peut-être même la dernière. En effet, la chasse a continué à fournir de la viande pendant plusieurs siècles après les débuts de l’élevage. Par ailleurs, la consommation de viande implique la mise à mort de l’animal et donc une diminution du troupeau. De fait, elle a longtemps été limitée. En revanche, les animaux domestiques apportent de nombreux autres produits ou services comme le lait (et tous ses produits dérivés), le fumier pour les champs, les bouses pour le combustible ou l’isolation, la force de travail ou de transport ou encore la laine avec le développement de races lainières chez les moutons et chèvres…. Les animaux domestiques ont donc permis l’exploitation de nouveaux produits et une plus grande mobilité des populations humaines.
Comme on le voit sur la figure 1, en dehors du loup, peu d’espèces ont été domestiquées en Europe…uniquement le lapin et la truite, et à des périodes très récentes.
Le bétail en effet a été amené depuis le Proche-Orient grâce à de grands mouvements de populations qui ont commencé dès le 7e millénaire avant notre ère (Fig. 2). Culturellement, on distingue deux courants, le méditerranéen et le danubien, qui ont suivi deux tracés très différents mais vont au final se rejoindre en Europe de l’ouest au 5e millénaire.
Des algues pour les moutons
Ces déplacements ont nécessité très tôt le déploiement de nouvelles techniques d’élevage et de sélection, le plus souvent non intentionnel, de lignées domestiques capables de résister aux nouvelles conditions climatiques et écologiques. Il a fallu également aux éleveurs une certaine inventivité quand ils ont atteint des milieux très difficiles comme les îles Orcades au nord de l’Ecosse dès 3 500 avant notre ère. Sur les sites d’habitat néolithique de cette région, les analyses des isotopes du carbone et de l’oxygène présents dans l’émail des dents de moutons ont montré que les éleveurs se sont tournés vers la mer pour nourrir leurs bêtes en hiver en leur donnant des algues ! Cette pratique, encore utilisée aujourd’hui, servait à pallier un défaut de fourrage dans un paysage insulaire alors quasiment dénué d’arbres.
Comme on l’a dit, les bovins, porcs, moutons et chèvres sont arrivés en Europe depuis l’Asie mais les populations qui les ont amenés ne sont pas arrivées dans un territoire vide. Il y avait des sociétés de chasseurs-cueilleurs installées depuis plusieurs dizaines de milliers d’années qui exploitaient la riche faune sauvage. Parmi celle-ci, on compte évidemment l’aurochs et le sanglier.
900 races de bovins dans le monde
Si la rencontre entre les populations d’agriculteurs-éleveurs et celles de chasseurs-cueilleurs s’est faite très progressivement et de façon plus ou moins pacifiste, des rencontres ont également eu lieu entre bovins et porcs domestiques et leurs ancêtres sauvages locaux. Le développement récent des études paléogénétiques a ainsi pu montrer que les bovins et porcs néolithiques portent en eux la trace de reproduction avec des aurochs et des sangliers européens. On ne sait pas en revanche si cela est dû à une volonté des éleveurs d’apporter du « sang neuf » à leurs troupeaux ou à un parcage des animaux plus ou moins strict.
Dans tous les cas, les processus de domestication ont entraîné des variations phénotypiques (le phénotype étant l’ensemble des traits observables d’un organisme) plus ou moins importantes selon les espèces, qui aboutissent notamment à la création de race. On compte, par exemple, environ 25 races de bovins en France (Blonde d’Aquitaine, Limousine, Charolaise, Prim’Holstein, Normande, Salers, Gasconne, Aubrac, etc.) et plus de 900 dans le monde.
On peut tracer ces évolutions, en différentes races, par différents moyens d’analyses macroscopiques ou moléculaires. Elles prennent des formes très variées et touchent beaucoup d’espèces. On peut citer par exemple les variations dans le pelage avec apparition des individus polychromes chez plusieurs espèces comme le cheval et la vache ou encore les variations morphologiques avec changement de proportions générales comme entre le sanglier et le porc, chez qui le poids va se reporter vers l’arrière-train, notamment pour favoriser la production de viande. Plus étonnant est le changement qui s’applique aussi aux humains avec le développement de la capacité à digérer le lait. Normalement, les humains comme tous les mammifères perdent, avec le sevrage, la lactase, qui est une enzyme qui permet d’hydrolyser le lactose présent dans le lait. Mais avec le développement de l’élevage, on observe une mutation chromosomique chez de nombreuses personnes qui leur permet de continuer à produire la lactase et donc à consommer du lait.
En plus de mon travail de recherche en archéozoologie, je suis également responsable scientifique des collections modernes d’ongulés du Muséum national d’Histoire naturelle. A ce titre, je classe, stocke, gère plusieurs milliers de spécimens. Et parfois, j’ai la chance d’en accueillir de nouveaux…. Ce fut le cas en 2012, à l’arrivée au Muséum de la dépouille de Jocko Besne, taureau exceptionnel de race Prim’Holstein et qui est le seul taureau français, à ma connaissance, à avoir sa fiche Wikipedia (https://fr.wikipedia.org/wiki/Jocko_Besne) ! En plus d’être le géniteur de plus de 300 000 filles dans plus de 60 pays du monde entier, ce taureau avait une morphologie hors-norme avec une taille de plus d’1m80 au garrot et un poids de plus d’une tonne. Il illustre les milliers d’années de sélection qui ont abouti à la création de géant ultra-performant (Fig.3).
Bibliographie :
Vigne J.-D., 2012- Les débuts de l’élevage. Le Pommier – Cité des Sciences éds. Paris, 189 p.
Légendes :
Figure 1 : Etat des connaissances sur les domestications animales dans le monde. © UMR 7209 – MNHN/CNRS
Figure 2 : Carte des principaux courants de diffusion des bovins, porcs, moutons et chèvres en Europe (date avant notre ère) modifiée d’après Tresset et Vigne, 2007.
Figure 3 : Crâne de Jocko Besne comparé à un crâne de petite vache rustique. © Joséphine Lesur