Par Périco Légasse, journaliste, gastronome et critique culinaire.
Elle est la Gaia des Grecs, on la vénère comme Pārvatī chez les Hindous, les Incas lui donnent le nom de Pachamama, les Basques l’appellent Amalur. En France, « la terre mère » est célébrée par les paysans et ses prêtres sont les cuisiniers. Non pas que le concept de terre nourricière soit une spécificité française -le phénomène est aussi ancien qu’universel et trouve un souffle nouveau au vu des enjeux environnementaux auxquels notre planète est confrontée-, mais parce qu’il est à l’origine de la glorieuse aventure culinaire à laquelle notre pays est identifié.
Une mosaïque de territoires
Si la France est le pays du bien manger, elle le doit en un premier temps à ses paysages, à ses reliefs, aux lumières qui éclairent ses plaines et ses vallées, aux vents qui les traversent, à l’eau et à l’air qui entretiennent la vie des sols et nourrissent la végétation, aux climats qui façonnent cette mosaïque de territoires dont la fertilité engendra le plus beau menu sensoriel que la Terre ait engendré. Le goût de la France est histoire de géographie, sa cuisine en témoigne. Ce n’est qu’en un second temps, et par voie de conséquence, que le fait deviendra culturel, lorsque, disposant d’un inventaire naturel d’une aussi vaste richesse et d’une aussi belle diversité, la femme ou l’homme appelé à nourrir les siens déploiera ses facultés sensorielles pour préparer le repas. Plus l’inventaire est limité, plus on se creusera les méninges pour varier la prestation. Quiconque en doute ne connaît rien à la cuisine française et participe du dévoiement progressif dont souffre un métier de moins en moins porté à s’en tenir à l’origine du produit quand il s’agit de régaler son prochain. C’est un drame pour le gastronome attaché à ces valeurs géographiques que de voir peu à peu la forme précéder le fond à l’heure d’élaborer un plat en préférant le paraître à l’être.
Un colossal patrimoine agricole
Lorsque l’effort et la passion du paysan, du pêcheur, de l’artisan, perpétués par la transmission des savoirs et consacrés par la vertu organoleptique du produit né quelque part, s’effacent devant l’ego d’un chef soucieux d’être toujours au milieu de la photographie qu’il est censé prendre, la cuisine française régresse. C’est peu dire qu’elle est en manque de repères depuis un certain temps. L’erreur serait de croire, comme certains s’y risquent, souvent de bonne foi, à l’idée d’un génie culinaire spécifiquement français. Il n’en est rien et si l’on a pu un temps penser à un particularisme tricolore, la profusion des grands cuisiniers de toutes nationalités dément cette théorie.
Ce n’est pas la conformation intellectuelle et mentale dont bénéficierait le cuisinier français, et qui en ferait un être supérieur, pour des raisons culturelles liées à une supposée ultra aptitude à transformer les aliments, qui explique ce génie, mais le colossal patrimoine agricole, terrestre et maritime, dont cette nation dispose depuis la nuit des temps pour préparer le repas. Là est l’origine du phénomène en ce sens qu’une agriculture aussi généreuse dans sa pluralité culturalle, et dans l’unicité de nombreuses productions, engendre d’elle-même, sur l’offre comme sur la demande, une sociologie alimentaire, donc culinaire.
Rien n’est un hasard, et il va de soi que les Celtes, puis les Gallo Romains, sous l’influence de la civilisation hellénique née de la rencontre de la vigne et de l’olivier, ont posé les fondements d’un univers agri-culturel amplifié, affiné puis codifié par le monachisme médiéval, sur lequel s’est édifiée la France. Deux-mille années de savoirs cumulés sur lesquels, grâce aux femmes et aux hommes qui cultivent la terre pour en tirer ses bienfaits, l’agriculture de la France est devenue, en terme qualitatif il s’entend, la meilleure du monde. Vingt siècles d’observation, de labeur, de courage, de dévotion et de connaissance durant lesquels s’est forgé le goût de la France.
Rencontre entre l’homme et le paysage
Lorsque l’on hérite de ce trésor historique, on se donne tout entier à sa pérennité et à sa transmission. Ainsi l’ont vécu et assumé d’instinct, tout naturellement, tous les cuisiniers français, de Taillevent à Bocuse, de Vatel à Escoffier, en consacrant le produit par la restitution dans l’assiette de tous les paramètres géographiques ayant marqué sa genèse. L’excellence dans le respect de l’origine, désignée par le « produit roi » et sublimée en cuisine par les serviteurs du terroir -le terme apparaît seulement ici-, à savoir la rencontre entre l’homme et le paysage. Rencontre en deux étapes, le paysan révèle le paysage et le cuisinier le dessine. Le plat doit restituer le paysage dont provient le produit, il est l’aboutissement du geste agricole et raconte le potager, le champ, le pâturage, la forêt, le verger et le coin de mer où la main de l’homme s’est posée. C’est alors que l’on parle de « goût juste », lorsqu’il y a conformité entre l’origine et la saveur, entre l’ouvrage du paysan et celui du cuisinier. Fondateur de l’Institut Français du Goût en 1975, chercheur et philosophe, Jacques Puisais donne sa définition du goût juste à propos du vin : « Un vin juste doit avoir la gueule de l’endroit où il est né et les tripes de celui qui l’a fait ». A compléter par la célèbre formule d’Edmond Saillant, alias Curnonsky, père de la critique gastronomique : « La bonne cuisine, c’est quand les choses ont le goût de ce qu’elles sont ». Donc pas de terroir sans paysans, donc pas de cuisine sans terroir, donc pas de cuisiniers sans paysans.
Tel est l’ADN de la cuisine française. A trop s’en éloigner, elle perd de son authenticité et de sa légitimité. Sans son agriculture, la France n’est plus tout à fait la France. Soyons clairs, ce n’est pas le cuisinier qui a fait le poulet de Bresse, mais le poulet de Bresse qui a fait le cuisinier lyonnais ; ce n’est pas le cuisinier qui a fait l’agneau de Sisteron, mais l’agneau de Sisteron qui a fait le cuisinier provençal ; ce n’est pas le cuisinier qui a fait le bœuf de Charolles, mais le bœuf de Charolles qui a fait le cuisinier bourguignon ; on peut décliner le concept à l’infini, en passant par le porc noir de Bigorre, la moule de bouchot de la baie du Mont Saint Michel, la langouste de Roscoff, la sole de Dieppe, le coco de Paimpol ou la lentille du Puy. Ainsi naquit le formidable principe de l’appellation d’origine en 1935, qui consiste à nommer puis à authentifier un aliment qui a la gueule de l’endroit où il est né et le goût de ce qu’il est. La main du cuisinier y prolonge celle du paysan. Pour le fromage et pour le vin, la chose est encore plus évidente puisque les deux phases sont assumées par le même. Une diversité sensorielle qui amène à une précision essentielle : en cuisine française, il n’y a ni végétariens, ni carnivores, il y la juste harmonie des saveurs dans une préparation respectueuse de la denrée.
L’alimentation, un enjeu de survie
Mais attention, tout cela est fragile et les signes menaçants sont là. Le consumérisme abîme la planète et le néo libéralisme financier développe une logique de profit globalisé fatale pour l’environnement. L’alimentation est un enjeu de survie majeur pour l’humanité et plus que jamais l’avenir de cette planète dépend du contenu de l’assiette. Nous creusons plus que jamais notre tombe avec nos dents. La France n’échappe pas au fléau. Artificialisation des sols, traités commerciaux sur la base d’une concurrence déloyale et faussée, prix prohibitifs du foncier pour ceux qui veulent s’installer, addiction du consommateur à la malbouffe, ruine des exploitants agricoles non rétribués au mérite.
Oui, l’agriculture française, telle que la cuisine de ce pays en a besoin pour perdurer, mais aussi « l’alimentation nationale », est en danger. Ou alors il faudra se contenter de composés chimiques, de produits de synthèse et d’arômes essentiels pour compenser l’absence de campagnes transformées en cimetières. L’industrie qui les a mis au point est particulièrement efficace et fait feu de tout bois pour moraliser son entreprise. La situation appelle une prise de conscience collective qui implique une synergie politique entre la cuisine et l’agriculture. La profession doit consolider les fondamentaux du métier au niveau de l’enseignement et les cuisiniers doivent jouer à fond la carte de la proximité durable. La gastronomie sera écologique ou ne sera plus. Condition sine qua non si l’on veut que la cuisine française ait le goût de la France.