Par Laurent Rieutort, Professeur de géographie à l’université Clermont-Auvergne
Depuis des millénaires, l’élevage sculpte nos paysages et stimule nos imaginaires. La présence de bovins et d’ovins, des femmes et des hommes qui s’en occupent, assure l’entretien de l’espace, apporte de la biodiversité et permet le maintien d’un tissu social et de services. Cette vie contribue également à l’économie des ménages et du territoire et offre des liens culturels qui font partie de notre identité. Lorsque l’élevage disparaît, les friches s’étendent et la forêt gagne du terrain, tandis que la vie locale perd, elle, ce que des siècles avaient installé sous nos yeux et dans nos têtes. Alors que deviendraient nos paysages et nos vies, si nos éleveurs venaient à disparaître ?
Paysages concrets, paysages perçus
Tous les paysages ont deux histoires. La première peut être qualifiée de matérielle. Le paysage est envisagé comme une réalité concrète, « un corps revêtu d’un habit » nous dit le géographe Pierre Brunet, qui distingue le relief et ce « vêtement du dessin du parcellaire, des couleurs et des consistances des natures de culture, des écrans de l’habitat et des haies ».
Les éleveurs « habillent » le paysage en associant principalement l’herbe (qui varie suivant les espèces fourragères, les saisons, les modes d’exploitation – pâturage, fauche), l’arbre (isolé ou aligné dans les haies, en pré-bois ou pré-verger), l’animal (et ses races différenciées), l’eau (ruisseaux, canaux, mares, abreuvoirs), et la pierre des murs, terrasses ou bâtiments traditionnels (granges, étables, bergeries, hangars, logements, cabanes pastorales, etc.). Il en résulte un patchwork extraordinaire !
Dans l’Ouest ou le Nord-Ouest, l’élevage s’appuie sur un bocage historique assez fermé. Avant les replantations récentes, les haies ont reculé faute d’entretien ou à la suite de remembrements. Sur les périphéries nord et ouest du Massif central (Charolais, Bourbonnais, Limousin), les bocages à plus grande maille ont mieux résisté.
Les paysages sont plus ouverts dans les openfields herbagers de Lorraine. Un paysage agro-pastoral fondé sur la mosaïque de vastes terrains de parcours, plus ou moins boisés, et de terres labourées (céréales, prairies) règne traditionnellement dans la majeure partie des moyennes montagnes (Massif central, Pyrénées, Alpes du Sud) ainsi que dans les plaines ou plateaux au climat sec ou aux sols médiocres (causses, versants méditerranéens…).
Les montagnes humides des Vosges, du Jura et du haut Massif central sont plus herbagères et forestières, parfois bocagères dans les vallées tandis que les plus hautes prairies sont utilisées en estives. Dans les Alpes et Pyrénées, les prairies de fauche en vallée se combinent avec ces zones de pâturage d’altitude et leurs chalets d’alpage.
La seconde histoire est immatérielle, « symbolique ». Elle considère l’évolution des perceptions et représentations que le paysage inspire. C’est ainsi que ces « paysages de l’élevage » suscitent de forts imaginaires. Ils constituent un véritable capital culturel et identitaire. Les éleveurs ont une vraie perception de l’esthétique du paysage, même si celle-ci passe d’abord par le travail qu’ils mettent en œuvre. Un paysage inesthétique est donc pour eux un terrain mal entretenu, des bâtiments mal intégrés dans la trame paysagère.
Paysages-mémoires, paysages vivants
Au croisement de ces deux histoires, la valeur universelle exceptionnelle des paysages peut reposer sur leur inscription au patrimoine mondial de l’UNESCO à l’image de celle obtenue en 2011 par les Causses et Cévennes pour « les paysages culturels de l’agro-pastoralisme méditerranéen ». Le Charolais-Brionnais tente également de faire reconnaître internationalement son remarquable « bocage de l’élevage bovin ».
De fait, les éleveurs ont joué un rôle important dans la création, le maintien et l’entretien de nombreux paysages emblématiques (bocage, champs ouverts, marais, landes, estives, etc.). Mais ceux-ci ont toujours évolué alors que les agricultures étaient confrontées aux changements économiques, sociodémographiques, techniques et environnementaux… Face à toutes ces transformations qui inquiètent ou rendent nostalgiques, on doit rappeler que jusque dans les années 1960, les paysages agraires étaient souvent le fruit d’une débauche de travail. Mes souvenirs d’enfance en montagne sont ceux des longues journées de récolte des fourrages pour l’hiver (fauche à la faux, transport du foin avec les chars de bœufs) ou d’entretien des petits canaux d’irrigation. Aujourd’hui, les moyens techniques permettent un entretien moins exténuant et nos paysages où se côtoient finalement ces différentes trames, présentent un bel intérêt partagé !
Paysages menacés, paysages protégés
Pour autant, ces paysages agraires représentent un patrimoine fragile. Plusieurs forces se combinent selon les lieux. Dans certaines régions, on peut parler de banalisation par la disparition de productions diversifiées et simplification des systèmes de production (agrandissement de la taille des parcelles, standardisation de l’architecture des bâtiments). Des motifs paysagers sont alors éliminés (arbres isolés, haies, talus, murs, bosquets, canaux…). On estime que 70 à 75 % du réseau de haies français ont disparu depuis 1960, mais leur restauration est engagée.
Dans d’autres régions, c’est la fermeture du paysage qui est une menace ; l’élevage et le pâturage sont les derniers remparts face à l’extension des friches et de la forêt. Enfin, alors que les agriculteurs sont de moins en moins nombreux, l’étalement urbain, la diffusion de l’habitat et les infrastructures, tendent à brouiller le paysage traditionnel. Des politiques publiques (mesures agri-environnementales de la PAC, programmes dédiés des collectivités territoriales) ou des actions individuelles, cherchent à les contrecarrer. Il s’agit de soutenir l’élevage pour freiner la fermeture des paysages, de favoriser des systèmes de production plus diversifiés (production « 100% à l’herbe », combinaisons agroécologiques des troupeaux et des cultures…) ou de mobiliser des outils de planification foncière pour préserver les terres de l’urbanisation ou améliorer la qualité architecturale des bâtiments et villages.
Projets de paysages, projets de territoires
On l’a dit : loin d’être figé dans le passé, le paysage évolue tout en intégrant les projets des éleveurs. La dimension économique est évidente : le paysage est d’abord support de production. Il participe ensuite d’un « écrin » facilitant la commercialisation des produits… alors qu’en retour les consommateurs se feront volontiers touristes sur ces mêmes territoires. Il contribue donc non seulement à légitimer les signes officiels de qualité et d’origine (AOC-AOP, labels rouges, agriculture biologique…), mais aussi à dégager des plus-values pour des produits et services différenciés pouvant aller jusqu’aux activités d’accueil ou d’entretien du territoire.
Parallèlement, les paysages comportent une dimension sociale, voire citoyenne, car l’éleveur, avec ses pratiques quotidiennes, témoigne qu’il partage les mêmes préoccupations que la société et apporte une réponse aux risques naturels. Par ses actions, il donne ou redonne une valeur à son territoire et contribue à attirer une population permanente ou touristique à la recherche d’une qualité de vie. Enfin, les pratiques pastorales permettent un maintien de la biodiversité d’oiseaux, rongeurs et insectes, le stockage de carbone dans les prairies, une autonomie limitant le recours aux concentrés… Faucher, faire paître son troupeau sur des prairies permanentes naturelles ou des prairies semées, entretient le paysage et contribue à la durabilité des exploitations et au bien-être des animaux. Ce n’est pas forcément un retour en arrière et cela exige de nouvelles compétences « modernes ». Pour valoriser ce fin travail de gestion, le concours agricole des « prairies fleuries » récompense, depuis plusieurs années, les systèmes d’élevage français qui présentent le meilleur rapport entre diversité des espèces florales des prairies, autonomie fourragère et qualité des produits.
Paysages d’élevage, paysages sans élevage
Sans élevage et troupeaux pâturant, la friche puis la forêt gagnent du terrain par régénération spontanée ou par plantation planifiée. L’abondante biodiversité animale et floristique, spécifique aux prairies, disparaît au profit de celle associée à la forêt qui est moins importante sans parler des risques d’incendies. Même si les cultures se maintiennent pour des usages alimentaires ou énergétiques, les haies et points d’eau s’amenuisent pour faciliter la récolte mécanisée. Outre la perte d’un patrimoine paysager, la faune qu’ils abritent se réduit avec des risques d’appauvrissement des sols et d’érosion. Et que dire de la vie sociale et du lien à l’animal ? Peu de personnes échangent autour d’un champ ou souhaitent rencontrer un épi de blé !
En zones de montagne, le paysage ouvert avec des troupeaux pâturant sur les pentes représente une part importante du patrimoine et une attractivité touristique. Si les pâturages étaient remplacés par des friches non entretenues, les randonneurs ne trouveraient plus d’intérêt à se rendre dans ces zones…surtout sans festivités telles que la transhumance, sans restaurants et sans magasins de produits locaux comme des fromages et des plats traditionnels cuisinés. Sans ces produits et ces paysages, le socle touristique n’existe plus.
L’élevage est donc en synergie avec les paysages concrets et symboliques. Ce système est comme le socle sur lequel tout repose : entretien de l’espace, biodiversité, maintien d’un tissu social et des services, contribution à l’économie des ménages et du territoire, liens culturels.